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Les Thèmes de la Propagande Delphique (partie 2)

Dernière mise à jour : 17 mars 2022


John Collier, Prêtresse de Delphes (détail), 1891, musée national d'Australie-Méridionale


Cet article est la suite du résumé du travail de Jean Defradas, Les thèmes de la propagande delphique. Pour la première partie, cliquer ici.


Deuxième partie : La littérature delphique


Chapitre premier : Les légendes héroïques à Delphes


Le clergé delphique s’était permis, dans un effort pour justifier la présence de son Dieu dans un antique sanctuaire chtonien, de réécrire la légende, de réinventer ses rapports avec Gaïa et Thémis. Le travail mythographique de Delphes ne concernait toutefois pas que les dieux ; les vieux héros de la mythologie se trouvaient aussi, à leur tour, assimilés, assujettis même, à la religion pythique. C’est le cas, par exemple, de Pyrrhus et d’Héraclès.


Pyrrhus, ou Néoptolème, fils d’Achille, appartient à l’univers épique de la guerre de Troie. On l’a vu chez Homère, cet univers était complètement étranger à Pythô. Pourtant, c’est bien à Delphes qu’on montrait le tombeau du héros. Le culte qui lui y était rendu n’empêchait d’ailleurs pas une certaine animosité à son encontre. Parmi les traditions qui expliquaient sa présence dans le sanctuaire, l’une le faisait venir en pillard, finalement tué par Oreste, ou les Delphiens, ou un prêtre du sanctuaire. Pindare, dans son VIe Péan, explique qu’il aurait été tué, comme son père – il faut certainement voir dans cette précision une logique de la tare héréditaire –, par Apollon. Le Dieu lui faisait ainsi expier l'assassinat de Priam, meurtre impie commis sous l’asyle du sanctuaire de Zeus. Un tableau de Polygnote, peint au-dessus de son tombeau, dans la lesché des Cnidiens, le représentait, seul entre les Grecs, à continuer le massacre des Troyens pendant que l’armée rembarquait. Prince thessalien de Phthie, l’inimitié de Delphes pour ce héros doit dater d’une époque – le VIIe siècle sans doute – où le clergé se méfiait des ambitions de l’Amphictionie thessalienne d’Anthéla, qui devait un jour lui déclarer la guerre sacrée.


Quant à Héraclès, il semble avoir tenu une place particulière dans la mythologie delphique. Pourtant, là encore, le personnage paraît à l’origine radicalement étranger au sanctuaire. De ses douze travaux, qui constituent le cœur de sa légende, la moitié se situent en Argolide, le reste dans des endroits fantastiques : aux quatre points cardinaux et dans les enfers. C’est qu’Héraclès est d’abord un héros argien, pour ne pas dire mycénien.


Mais Héraclès était, plus qu’un héros, un dieu à part entière, archer, tueur de monstres, musicien, oracle et thaumaturge – il rendait des conseils cathartiques, dans son sanctuaire d’Hyettos : toutes ces activités établissaient une similarité, une rivalité même, entre Héraclès et Apollon. Religion impérialiste, Delphes ne pouvait que chercher à l’assujettir.


Une légende rapportée dans la Bibliothèque d’Apollodore (2.4.12) assure qu'Alcide, venu expier le meurtre de ses enfants, aurait reçu le nom d'Héraclès de la Pythie. Ce serait la Pythie aussi qui l’aurait envoyé à Tyrinthe recevoir ses travaux et lui aurait annoncé l’immortalité. Diodore (4.31.5) rapporte une version du cycle d’Œchalie, cycle déjà mentionné par Homère (Od., 8.224-228), selon laquelle Héraclès, à un âge déjà avancé, se serait vendu comme esclave sur l’ordre de Delphes afin de curer la maladie qu’il avait contractée en assassinant le prince d’Œchalie. Chez Homère toutefois, c’est Apollon lui-même qui tue le roi de la ville, grand archer qui avait voulu rivaliser avec lui. Un Héraclès trop humain aurait donc été substitué à un Apollon primitif, brutal et jaloux, devenu insupportable au clergé delphique. Enfin, c’est la pythie qui aurait ordonné à Héraclès de dresser son propre bûcher sur l’Œta pour mourir et devenir un dieu (Diodore, 4.38.3). Ce cycle delphique de la légende d’Héraclès scande ainsi toute la vie du héros par une série de soumissions à l’oracle.


Héros pieux, soumis à Apollon, protecteur même de son sanctuaire, lui qui aurait châtié les Dryopes venus piller son temple (Diodore, 4.37), un épisode de sa vie le fait pourtant voler le trépied de la Pythie, en ennemi de l’oracle. Là encore faut-il peut-être, comme pour Néoptolème, y voir l’animosité des Delphiens pour l’Amphictionie thessalienne : Héraclès était le dieu de l’Œta, le mont au pied duquel se trouvait le sanctuaire de l’Amphictionie. Dans le sanctuaire, le fronton du Trésor des Sicyoniens montre Apollon poursuivant Héraclès mais retenu par Artémis, tandis qu'Athéna s'interpose, en médiatrice, en Dieu et héros. Cette iconogrpahie suggère qu’à partir du VIe siècle, Delphes privilégia ce moment particulier du mythe où la poursuite s’arrête et où la réconciliation devient possible. L’Amphictionie s’était alors imposée dans le sanctuaire et entendait promouvoir l’apaisement des relations entre ses deux divinités.


Dispute d'Héraclès et Apollon pour le trépied de Delphes. Œnochoé attique à figures noires, vers 520 av. J.-C., musée du Louvre



Chapitre II : La légende d’Oreste ; sa signification morale et juridique.


Oreste, fils d’Agamemnon, est encore un exemple de héros assimilé à la religion pythique. Déjà présent chez Homère, dans l’Odyssée essentiellement (1.30 sqq., 1.296 sqq., 3.193 sqq., 3.247-275,301-312, 4.514 sqq., 11.405 sqq.), Oreste y apparaît en héros loué par les dieux et les hommes, un exemple pour Télémaque. Agamemnon avait été tué par sa femme, Clytemnestre, et par son cousin, Egisthe; Oreste, contraint par les lois de la vengeance, leur fit expier ce crime. Obligation évidente, le meurtre de sa mère pour venger son père n’était pas un cas de conscience : il n’y pas de tragédie dans l’histoire de l’Oreste homérique.


Il faut attendre Eschyle et sa trilogie de l’Orestie, au Ve siècle, pour que se fixe définitivement le récit tragique d’Oreste. Cette trilogie participe d’une tradition athénienne de la légende selon laquelle le héros passait en jugement devant l’Aréopage pour le meurtre de sa mère. L’Aréopage l’aurait finalement acquitté. Cette légende athénienne, dont dépendent d’ailleurs bien d’autres légendes locales à travers la Grèce, suppose déjà un retournement de la légende d’Oreste : le meurtre de sa mère n’était plus une obligation évidente dont l’exécution faisait la gloire du fils, mais un crime qui lui valait d’être poursuivi par les Erinyes vengeresses de Clytemnestre et qui appelait à un procès.


Cette version athénienne, qui s’intègre dans un ensemble de procès mythiques destinés à donner une antiquité divine à l’Aréopage, semble toutefois dépendre elle-même d’une autre version, plus ancienne, delphique quant à elle. C’est en effet à Delphes que commencent les Euménides d’Eschyle et c’est Apollon qui commande à Oreste de se rendre à Athènes pour y être acquitté et être délivré des Erinyes. Le conflit au cœur de la tragédie s’intègre en effet assez bien dans un logiciel de la pureté delphique. Tout comme Apollon, en tuant le serpent, avait contracté une souillure qui devait être purifiée, Oreste, en tuant sa mère, avait commis un crime, légitime, mais un crime tout de même : la souillure du sang devait être expiée et purifiée afin qu’il soit délivré de ses peines.


Purification d'Oreste par Apollon, cratère apulien à figures rouges, 380-370 av. J.-C., musée du Louvre.


Ce récit de la purification d’Oreste se trouve pour la première fois avec certitude chez Stésichore, poète sicilien du début du VIe siècle. Dans un hymne, aujourd’hui très fragmentaire, il raconte comment Apollon aurait donné son arc à Oreste pour se défendre des Erinyes et l’aurait purifié de son crime.


Le béotien Pindare, poète delphique par excellence, rapporte quant à lui une version très similaire à celle d’Eschyle dans sa XIe Pythique, consacrée à l’Apollon Isménien de Thèbes. En supposant correcte la date de 474, date de la victoire au stade des garçons de l’athlète Thrasidée, le dédicataire de cet hymne, on peut estimer que c’est le récit de Pindare qui a inspiré celui d’Eschyle, son contemporain, et non l’inverse, preuve de l’origine delphique de la tradition athénienne. On a pu parfois opposer à cette date que Thèbes a eu à cette époque une certaine inimitié pour Sparte ; or le poème de Pindare identifie volontiers Oreste à un Laconien et qu’au héros thébain Ialaos sont associés les Dioscures, héros spartiates. On préfèrerait dès lors plutôt la date de 454, date de la victoire de Thrasidée au diaule des hommes, postérieure à l’écriture des tragédies d’Eschyle. Mais en vérité, le poème de Pindare semble présenter Thrasidée comme un athlète encore assez jeune, puisque son père serait encore en vie, et Pindare lui-même aura montré toute sa vie une sympathie personnelle, idéologique, pour le modèle spartiate, archétype des valeurs aristocratiques doriennes qu’il admirait.


Mais peu importe la date à laquelle a été composé l’hymne de Pindare, les tragédies d’Eschyle sont à vrai dire elles-mêmes pleines des thèmes de la religion delphique, ce au-delà même du rôle joué par Apollon et l’importance qu’y tient la purification.


La place de Clytemnestre, mère d’Oreste, considérée par Apollon comme une simple nourricière (Eumé., 658 sqq.), systématiquement inférieure au père (736 sq.), traduit un logiciel patriarcal dorien, déjà archaïque dans l’Athènes du Ve siècle. Ce logiciel se retrouve dans d’autres légendes delphiques, comme celle d’Alcméon, tuant sa mère pour venger son père sur les ordres de la Pythie et purifié de son crime dans le sanctuaire d’Apollon.


Aussi, si Oreste n’avait pas accompli sa vengeance, il aurait lui-même – c’était la menace d’Apollon – subit les vengeances des Enfers (Choéph., 278-284) : les Erinyes l’auraient là encore poursuivi et son corps aurait été dévoré par les maladies. Ces punitions pour le fils impie rappellent une peinture de Polygnote, à Delphes, qui montrait le mauvais fils étranglé par son père aux Enfers. Au-dessus de la scène, le démon Eurynomos, qui joue ici le rôle de la maladie dévoreuse de chair, ronge les corps des morts.


Même dans les aspects les plus attiques des tragédies eschyléennes perçoit-on l’influence de Delphes sur la société athénienne. Oreste, questionné par le chœur sur la marche à suivre pour se débarrasser des assassins de son père, donne son plan en se fondant sur les oracles d’Apollon (Choéph., 552 sq.). Il agit ainsi explicitement en Pythochrestos (899 sq., 940), un personnage du système judiciaire athénien, certainement lié à Delphes, qui comptait parmi les exégètes. Ces juristes du droit religieux et criminel, spécialistes des meurtres involontaires et légitimes, purifiaient peut-être les souillures contractées par les criminels innocents. Apollon lui-même servirait d’ailleurs d’exégète devant le tribunal de l’Aréopage (Eumé., 595, 609 sqq.). C'est qu'Apollon Patroos, ancêtre des ioniens tardivement identifié à l'Apollon delphique, était dans le système juridico-religieux d'Athènes le premier des exégètes.


Le récit tragique d’Oreste nous donne donc un aperçu de la pensée juridique de Delphes qui, en vertu de l’idéal cathartique de la pureté, s’était réapproprié et avait probablement clarifié, voire codifié, une attitude judiciaire qui refusait de châtier le meurtre légitime mais exigeait la nécessaire purification du moindre sang versé.


Chapitre III : Une œuvre d’apologétique delphique ; l’Histoire de Crésus


Outre les dieux et les héros, certaines figures historiques pouvaient aussi se voir intégrées aux récits légendaires delphiques. C’est le cas des rois de la dynastie lydienne des Mermnades et en particulier de Crésus.


Le récit que fait Hérodote du règne de Crésus et de l’histoire de sa dynastie paraît intégralement dépendre du Dieu de Delphes. Dès Gygès, assassin de Candaule et premier roi des Mermnades, c’est Apollon delphien qui serait intervenu pour le confirmer dans la royauté, contre les défiances des Lydiens ; avec cette réserve que les Héraclides, dynastie de Candaule, seraient vengés à la quatrième génération (1.13). Gygès aurait d’ailleurs rempli le temple d’Apollon de richesses (1.14). Le fils de Crésus, Atys, serait mort lors d’une partie de chasse, tué par Adraste, meurtrier involontaire finalement purifié par Crésus sur un mode proche des rites grecs (1.34-45). Cette mort était sans doute une punition infligée au roi pour s’être cru le plus heureux des hommes (1.34). Crésus aurait aussi considéré que l’oracle de Delphes seul, entre tous les oracles, était véritablement digne de confiance (1.46-49) et l’aurait consulté avant de déclarer la guerre aux Perses, recevant cette réponse qu’un grand empire serait détruit s’il entrait en guerre (1.53). Vaincu finalement par les Perses, il se serait retourné contre l’oracle. Le Dieu l'aurait ramené à l’humilité: il s’était seul compromis en se persuadant que le grand empire qui tomberait serait celui des Perses et non le sien, payant ainsi la faute de Gygès (1.90 sqq.). Finalement, d’une pluie miraculeuse, Apollon sauva Crésus, monté sur le bûcher dressé sur ordre du roi Perse (1.91).


Ces récits ne sauraient être des inventions d’Hérodote ; esprit rationaliste, irréligieux, se plaisant à dénoncer les oracles, il n’a pu, en racontant ces fables, que rapporter avec neutralité les témoignages qu’il avait de toute évidence entendus à Delphes.


Dans cette vie de Crésus, on retrouve certain motifs delphiens déjà abordés. Le thème de la faute héréditaire que Gygès transmet à Crésus se trouvait déjà dans le récit pindarique de la mort de Pyrrhus ; l’absolution d’Adrastée, meurtrier involontaire, purifié de sa souillure, est évidemment à mettre en parallèle avec le thème judiciaire de l’Orestie.


La pluie miraculeuse semble quant à elle une invitation au don : Crésus a été sauvé, malgré la faute héréditaire qui pesait sur lui, pour les riches présents qu’il avait fait au Dieu delphique. Aussi, l’humiliation de Crésus, qui doit accepter qu’il ne doit sa chute qu’à son propre orgueil, qu’il ne peut donc en vouloir au Dieu, paraissent des illustrations des maximes inscrites dans le pronaos du temple d’Apollon : Connais-toi, Rien de trop. La mort de son fils répond à cette même logique d'humiliation.


Ces maximes sont encore illustrées par le récit de la rencontre de Crésus et de Solon. Crésus, demandant à Solon qui était le plus heureux des hommes qu’il ait connu, espérant se voir décerner ce prix pour ses grandes richesses, se serait entendu répondre par le sage que c’était l’athénien Tellos, d’abord, et les argiens Cléobis et Biton, ensuite (1.30 sqq.). Tellos aurait été un homme prospère, d’une cité prospère, dont les enfants ont tous survécus et qui serait mort en combattant pour la ville sacrée d’Eleusis. Cléobis et Biton, quant à eux, étaient des athlètes d’une grande force qui profitaient de posséder tout ce qu’il fallait pour vivre ; ils seraient morts lors d'une cérémonie religieuse, en tirant le charriot de leur mère – peut-être la Mère, divine – jusqu’au temple d’Héra, ayant fait la fierté de leur génitrice, qui reçut bien des compliments pour les avoir engendrés. Ces histoires enseignent que la richesse ne compte pas si elle excède ce qui suffit pour vivre, que le vrai bonheur réside dans une mort pieuse. Ces récits, Hérodote dut probablement les entendre à Delphes, où était montré un couple de statues représentant Cléobis et Biton. Ils sont à comparer avec l’histoire de Trophonios et Agamèdès, à qui le Dieu accorda la mort pour avoir construit son temple, ou de Pindare que le Dieu aurait fait mourir en réponse à la question du bien suprême pour un homme. A mettre en relation aussi avec une peinture de Polygnote dans la lesché des Cnidiens, qui représentait des initiés aux mystères assemblés aux Enfers autour d’Orphée, jouissant de la mort, ou plutôt de l’après-vie. Apollon, Dieu de la mort violente chez Homère, était devenu, à Delphes, le Dieu de la belle mort, celle à laquelle on mesure une vie.


Frans Francken II, Crésus montrant ses trésors à Solon, huile sur panneau de bois, XVIIe siècle, Avignon, musée Cavalet



Troisième partie : Portée historique de l’influence delphique


Chapitre premier : Delphes et la colonisation grecque


Toutes les colonies devaient être fondées avec l’accord du Dieu de Delphes, au risque de terribles punitions divines. Cette loi, les Grecs l’ont appliquée à toutes leurs colonies, même celles fondées bien avant que le sanctuaire ne se fasse connaître. Quand au VIe siècle, Delphes acquit son envergure panhellénique, on réécrit, là encore, volontiers les vieilles légendes pour les faire correspondre aux nouvelles normes religieuses. Le mythe de la fondation de Lesbos le montre bien : à la liste canonique des sept seigneurs-archégètes de la tradition a été maladroitement ajouté un huitième, le pythochrestos, investi par la Pythie (Plutarque, Banquet des sept sages, 20).


L’analyse du cas de Cyrène, colonie libyenne de Théra, colonie qui aurait été en permanence – ce même bien avant sa fondation – en relation avec le sanctuaire de Delphes, s’avère riche d’enseignements.


Ruines du temple d'Apollon à Cyrène


Pindare, dans sa IXe Pythique (4 sqq.), raconte le mythe de la nymphe Cyrène qu’Apollon aurait aperçue entrain de combattre un lion en Thessalie. Chiron, soulignant, rieur, l’omniscience d’Apollon, enseigne au Dieu qu’elle deviendrait reine d’une ville libyenne et mère d’Aristée, qui serait comme un second Apollon ; le Dieu l’aurait alors enlevée pour l’emmener en Libye. L’Hymne à Apollon de Callimaque (91 sqq.) en fait une nymphe africaine, combattant un lion en Libye même. On y verra volontiers une antique figure de la dompteuse de fauve qu’appréciaient les Minoens, qui auraient pu fonder une colonie en Afrique. Elle aurait été transposée, selon un motif littéraire classique, en Thessalie, pays de l’Olympe, des centaures et d’Achille, et assimilée à un récit delphien qui se plait à insister sur l’omniscience du détenteur de son oracle.


Une autre légende des origines de Cyrène fait remonter la famille royale des Battiades, et ses droits à la suzeraineté sur la Libye, à Euphémos, un argonaute qui aurait reçu une motte de terre du dieu Triton ayant pris la forme du roi libyen (Pindare, IVe Pyth.) ; certaines variantes du récit font donner à Triton un trépied que les Argonautes avaient ramené de Delphes (Apollonios de Rhodes, Arg., 4.1547 sqq.) ou qu’ils destinaient à Delphes (Herodote, 4.179). La légende des Argonautes a parfois été considérée comme une légende coloniale placée sous le signe d’Apollon. En réalité, Apollon ne paraît pas y avoir tenu une place spécialement plus importante que d’autres divinités, mais la représentation de l’Argo sur les métopes du Trésor des Sycioniens suggère qu’il y a bien dû y avoir, encore, une réappropriation delphique de la légende.


Le récit de la fondation de la colonie dans la seconde moitié du VIIe siècle est quant à lui bel et bien delphien. Il s’agit peut-être, à une époque où Delphes est à l’orée de sa renommée, d’une des toutes premières fondations coloniales ordonnées par le sanctuaire. Rapporté par Hérodote (4.150-158), qui distingue une tradition théréenne et une autre cyrénéenne, ce récit fait fonder Cyrène par Battos, qui en aurait reçu plusieurs fois le commandement de la Pythie. Un récit delphien donc se retrouvant sur une stèle cyrénéenne du IVe siècle qui rappelle les conditions religieuses et légales du départ de Battos de Théra.


La version cyrénéenne que rapporte Hérodote paraît d’ailleurs, par rapport à celle des Théréens, bien plus hostile à Battos. Il y apparait en effet comme le fils bègue d’une Crétoise impudique rechignant à accomplir correctement le commandement d’Apollon, apportant, sur lui comme sur sa cité, les malheurs dus aux impies. Ce héros fondateur qui avait pourtant son culte à Cyrène et qui était célébré comme un homme pieux par Pindare, dut probablement rétrospectivement subir l’opprobre rendu à sa famille, dont le pouvoir s’était sans doute muté en une véritable tyrannie.


Au VIe siècle en effet, sous le règne d’Arcésilas II ou de Battos III, les Cyrénéens auraient fait appel à la Pythie, à qui aurait été demandé quelle était la meilleure constitution pour vivre heureux : c'était une révolution. Delphes aurait alors fait appel, selon Diodore de Sicile (8,30), à un Mantinéen, Démonax, afin d’instituer une constitution plus saine à Cyrène. Ses lois durent certainement profiter aux aristocrates, alors en lutte contre la royauté ; en plus d’organiser la redistribution d’une large partie des terres royales, la division tribale qu’institua Démonax, qui prévoyait notamment que tous les nouveaux éléments seraient réunis dans une même tribu, paraît typique d’une société où la faiblesse des classes inférieures était garantie par leur réunion dans une catégorie minoritaire. Cette division tripartite, aristocratique, semble en outre typiquement dorienne (les sociétés ioniennes se divisaient en quatre tribus). Peut-être faut-il y voir alors une indication supplémentaire des tendances doriennes du sanctuaire de Delphes.


Chapitre II : Delphes et la législation


A Cyrène, la législation sacrée était dédiée à Apollon. Les rites cathartiques exigés par les lois de la ville avaient tout de superstitions locales, mais l’aval du Dieu thaumaturge leur donnait une haute sacralité.


D’autres villes ont pu également recevoir de Delphes leur législation, ou du moins la sanction de leur législation. C’était, à ce que raconte Plutarque (Lycu., 6), le cas de Sparte, dont le législateur, Lycurgue, aurait reçut sa Rhètra de la Pythie. Véritable constitution de Sparte, la Rhètra aurait ensuite été, d’après le poète spartiate Tyrtée (Plutarque, Lycu., 6-7), amendée, sous les rois Polydoros et Théopompe, afin que s’y trouve inscrit le droit des rois et du conseil des anciens à refuser les avis rendus par le peuple assemblé. A nouveau, cet amendement aurait reçu la sainte sanction pyhtique.


Merry-Joseph Blondel, Lycurgue de Sparte, 1828


En vérité, il est douteux que la constitution de Sparte ait été primitivement donnée par Delphes : rien dans la Rhètra ne l’indique et les Spartiates semblent avoir eux-mêmes préféré la renvoyer aux mœurs prestigieuses de la Crète. Mais la rédaction des lois de Sparte a été un processus long et progressif et il n’est pas impossible de penser qu’au VIIe siècle, les rois Polydoros et Théopompe aient pu aller chercher à Delphes une sanction sacrée susceptible de légitimer une loi foncièrement anti-démocratique. Peut-être même peut-on penser que Delphes sanctionna la vocation militariste que prit l’état à cette époque.


Il est en tous cas certain que Sparte et Delphes eurent par la suite une relation privilégiée. Les rois, qui avaient la garde des archives des oracles rendus aux Spartiates par la Pythie, s’étaient attaché, dès le VIe siècle, des Pythioi, chargés d’aller questionner la Pythie en leur nom, et la ville était admise à siéger en permanence à l’Amphictionie du sanctuaire.


Athènes aussi semble avoir parfois revendiqué une origine delphique pour ses lois soloniennes, quoiqu’assez rarement. En tous cas, de nombreuses traditions associent Solon à Pythô : ce serait la Pythie qui lui aurait conseillé de se mettre à la tête de la cité, la Pythie aussi qui aurait donné son aval à l’invasion de Salamine qu’il avait décidée, et ce serait Solon qui aurait entraîné les Athéniens dans la guerre sacrée que l’Amphictionie menait contre Kirrha. Il n’est pas impossible que cette geste delphique de Solon ait été l’œuvre des Alcméonides. Ces aristocrates athéniens réfugiés à Delphes, bâtisseurs de son temple, devaient apprécier cet irréductible ennemi de la tyrannie qui les avait exilés.

Le récit qui fait recevoir la sanction de la Pythie à la liste des héros éponymes des tribus athéniennes, instituées par Clisthène à la fin du VIe siècle, parait en tous cas fort probable. C’est là en effet le rôle de Delphes, qui ne dictait vraisemblablement pas les lois des cités grecques, mais donnait à ces décisions humaines et fragiles la puissance des décisions divines ; ce, en tous cas, jusqu’aux guerres médiques, durant lesquelles l’oracle se serait compromis, après quoi on ne consulterait plus la Pythie, en matière légale, que sur les lois religieuses.


Chapitre III : La sagesse delphique


Memento Mori, Ier siècle apr. J.-C., musée des Thermes de Dioclétien.


Connais-toi, Rien de trop, Caution apporte ruine. Ces célèbres maximes, les trois retenues par Platon et Plutarque, pouvaient apparemment être lues sur le parvis du temple d’Apollon à Delphes. Il ne devait certainement pas exister de doctrine pythique, de loi écrite, comme il peut en exister dans les religions du Livre, mais toute la pensée religieuse se fondait ultimement sur ces maximes, ou, en tous cas, leur esprit.


Il en existait d’autres, diffusées à travers la Grèce, retrouvées, par exemple, inscrites dans les gymnases de Théra et Milétopolis. Sentences de sagesse divine, elles étaient destinées à l’éducation morale des jeunes gens.


Elles auraient été dédiées au temple par les Sept Sages au début du VIe siècle. Créations originales ou fixation de vieilles sentences morales populaires, on ne saurait dire. Il convient en tous cas de les distinguer des proverbes qu’on peut trouver dans les littératures sapientales hébraïque et égyptienne : elles ne s’inscrivent dans une aucune contingence historique, politique ou rituelle mais tendent vers l’humain et l’universel. Les consacrer à Apollon, c’était faire de lui le Dieu même de la sagesse et de la morale, le préparer à être l’inspirateur de Pythagore, qui aurait reçu de la Pythie sa philosophie, de Socrate, devenu philosophe pour avoir voulu tester l’oracle qui le déclarait l’homme le plus sage, de Platon, dont les dialogues font en permanence référence à Delphes, de Plutarque, prêtre du sanctuaire qui voulut unir traditions philosophique et religieuse.


Ainsi, Héliodore, dans ses Ethiopiques (2.27), ressuscitant, au III ou IVe siècle de notre ère, le sanctuaire dans son état classique, s’imaginait l’activité des philosophes qui affluaient vers ce véritable temple des Muses.


Les philosophes consacreraient de nombreuses interprétations aux maximes. Il apparait en tous cas assez clair que, primitivement, se connaître soi, c’était connaître sa place parmi les hommes et vis-à-vis de la divinité, que craindre la caution, dans le cadre juridique qu’implique le mot, c’était savoir ne pas engager sa responsabilité pour les peines d’un criminel. Le "Rien de trop" quant à lui, invitation à la mesure, venait couronner les deux autres maximes et leur donner leur sens : la sagesse est dans la retenue.


Cette morale de retenue et de modération correspond bien à l’idéal aristocratique qui se développe à cette époque, qu'on retrouve dans les poèmes de Théognis au VIe siècle. Vertu du renoncement, de l’humilité, elle est la garantie de la conservation de la dignité aristocratique, malgré les retournements de fortune, dans un siècle agité par les mouvements des kakos, les méchants, les petits, sur lesquelles s’appuyaient les tyrans dans leur conquête du pouvoir.


Conclusion générale


Albert Tournaire, Reconstitution du Sanctuaire d'Apollon à Delphes, 1894, Ecole Supérieure des Beaux-Arts


Delphes a ainsi mené, dès qu’elle eut atteint sa puissance, une propagande déterminée et systématique : passé légendaire, histoire, législation, justice, morale, le dieu de Delphes aurait été partout à l’initiative.


Cette propagande ne servait certes pas à proprement parler une doctrine établie comme on pourrait en trouver dans le Pentateuque mosaïque, mais reposait sur un certain nombre de thèmes déterminés par un ensemble de prescriptions non-écrites profondément assimilées par la morale hellénique.


Dès le début du VIe siècle, les maximes delphiques ont consacré Apollon comme le Dieu par excellence de la sagesse, de la piété et de la modération. C’est le sens de l’histoire de Crésus rapportée par Hérodote. Pindare, véritable prophète de Delphes, consacra sa vie à louer chez les athlètes qu’il célébrait les vertus qu’encourageaient ces maximes. Les philosophes pythagorico-platoniciens loueront à leur tour Delphes comme le cœur des lois morales et religieuses, la source de toute sagesse.


Plus qu’un contenu déterminé, la doctrine delphique est un esprit qui transpire dans les légendes d’Héraclès, les tragédies d’Oreste, les hymnes de Pindare et les dialogues de Platon. Cet esprit, c’est peut-être d’abord dans la religion crétoise qu’on dut le trouver : c’est dans cet île que dut naître le logiciel cathartique et purificateur qui fondait cette doctrine. Mâtiné de cette religion crétoise, Apollon, dieu de la mort brutale, pouvait devenir le Dieu qui écarte le mal, du corps comme de l’âme, le Dieu aussi de la belle mort, celle qui peut faire dire d’un homme qu’il a vécu heureux. Il est ainsi le Dieu qui écarte les souillures des meurtriers légitimes comme celui qui sanctionne les coupables. Dans cette logique, sa mythographie intervient même pour adoucir la faute héréditaire : Néoptolème est sanctionné comme son père, mais c’est pour avoir lui-même commis un crime impie, Crésus paie pour la faute de Gygès, assassin de Candaule, mais est pourtant finalement sauvé par Apollon, qui récompense sa piété.


L’Apollon delphien fonde sa morale sur une conscience personnelle de ce qu’on est, de ce qu’on peut et doit faire. Cette règle qui ne fait l’objet d’aucun code, d’aucune loi religieuse, laisse sa place à l’appréciation personnelle. Renvoyer l’individu à sa nature, à sa différence avec la divinité, c’est mettre l’homme et sa mesure au centre de la morale.


Ces puissants développements moraux, qui de loin dépassent le cadre antique de la religion cathartique, Delphes les dut à sa position de centre international, brassant tout ce qu’il y avait de meilleur en Grèce. Delphes sut toujours s’approprier ce qu’on y apportait.


C’est que le clergé avait un soucis aigu de propagande, d’impérialisme, d’appropriation, de même que de diffusion. Il fallait porter partout le culte d’Apollon pythien, supérieur à tous les dieux – à l’exception de Zeus – et en particuliers aux autres Apollon, qui lui sont assimilés. Cette propagande dut sa réussite au prestige du sanctuaire ; pour ce prestige, on acceptait volontiers de lui attribuer tout ce qui avait été fait ou pensé de plus haut.


Ce prestige, Delphes le dut d’abord a son oracle. Car c’est avant toute autre chose ce qu’était Delphes : le siège d’un oracle. Cet oracle ne fut pas une fondation apollinienne mais avait d’abord été la propriété de divinités chtoniennes dont les origines plongeaient peut-être dans l’histoire pré-hellénique.


Delphes développa aussi certainement sa propre idée de la mort. Une peinture de Polygnote dans la Lesché des Cnidiens montrait des Enfers où bons et méchants étaient séparés, selon une conception nouvelle de l’au-delà, devenu récompense pour les bons, punition pour les mauvais. Les bons, ceux qui jouissent de la mort, ce sont les initiés aux mystères groupés autour d’Orphée. L’influence des religions initiatiques, orphique puis pythagoricienne, qui faisaient de la mort une délivrance, est évidente.


Ouverte aux idées neuves, immensément prestigieuse, prompte à toutes les usurpations, toutes les appropriations, la religion delphique a ainsi indubitablement eut une grande influence, une influence qu’on s’est plu à faire remonter à une très haute antiquité, lorsqu’elle ne pouvait être antérieure à 650.


Cette influence, Delphes l’exerça surtout sur des milieux aristocratiques complaisants, amateurs des mœurs doriennes : le culte Pythique était la religion de l’élite, des poètes, des prêtres, des grands. Il n’a jamais été un culte des foules, et les croyances populaires lui résistaient souvent. L’esprit démocratique lui montrerait même une certaine hostilité irréligieuse ; c’est cette irréligiosité que l’on retrouve dans l’humanisme des Sophistes ou les moqueries d’Euripide.


Ultimement, c’est ce goût dorien et aristocratique qui perdrait le sanctuaire. Pris dans les mesquineries et les partisaneries du temps, l’esprit panhellénique delphien s’étiolerait lorsque le clergé prendra délibérément parti pour Sparte contre l’Athènes démocratique, au moment de la guerre du Péloponnèse.


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