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Les Sept Sages de la Grèce

Dernière mise à jour : 20 mars 2022


Calliope entourée de Socrate et des Sept, mosaïque du IIIe siècle, Musée National de Beyrouth


Le trépied


Quelle ne fut pas la surprise de ces quelques pêcheurs de Cos, et des Milésiens qui venaient de leur acheter leur prise, lorsqu’en ouvrant leur filet si bien rempli, on découvrit un magnifique trépied d’or, divine offrande reçue par la mer émeraude.


Les Milésiens se rappelèrent que non loin, Hellène, partant pour Troie, avait dédié un trépied à Pontos pour obéir à un oracle d’Apollon. Réalisant ce qu’était cet antique objet, profitant que les Cossiens restaient encore frappés du prodige, ils saisirent incontinent la pêche et s’en retournèrent vers Milet, où, ils en étaient certains, ils recevraient les louanges de la cité pour y avoir ramené cette auguste offrande.


La cité de Cos, estimant que la pêche lui revenait, pour ce que ses marins l’avaient remontée de la mer étendue, exigea donc de Milet qu'elle retourne le trépied. Milet, estimant qu’il était de la volonté des Bienheureux que ses citoyens achetassent la prise sans savoir ce qu’elle contenait, refusait de céder à ses exigences.


Les magistrats de chaque cité firent alors armer les trières et rassembler les citoyens en âge avec armes et armures. Chacun se tenait prêt à la lutte.


On envoya adonc, en dernier recours, des ambassadeurs au-devant de la Pythie afin que Delphes tranchât qui, de Milet ou de Cos, devait garnir un de ses temples du trépied d’Hellène. La Pythie rendit ainsi son oracle : l’objet sacré n’appartenait ni aux uns, ni aux autres, mais devait revenir « au plus sage ».


Milésiens et Cossiens, se soumettant à la puissance de Loxias, reconnurent en commun qu’un seul homme méritait ce prix : Thalès de Milet, le divin astronome. Mais Thalès lui-même ne pouvait accepter. Comment pouvaient-ils penser qu’il était, lui, le plus sage quand il voyait, toute la distance qui le séparait d’une vie parfaitement droite ? Il fit donc renvoyer le trépied à Bias de Priène, qui lui méritait vraiment, à son sens, d’être appelé le plus sage. Mais Bias à son tour refusa le prix et le fit renvoyer vers un autre, plus sage que lui.


L’un après l’autre, le trépied passa successivement à sept hommes différents, parcourant toute la Grèce, jusqu’à revenir, finalement, entre les mains de Thalès. L’astronome réalisant alors que nul homme ne pouvait être véritablement déclaré sage, le fit finalement dédier, à Delphes, à Apollon Loxias, qui seul en méritait pleinement le prix.



Introduction


La légende des Sept Sages est sans doute un des récits les plus célèbres de la propagande delphique. Sujet permanent des réflexions morales, philosophiques et religieuses, les Sept fascinèrent tant Platon, au IVe siècle avant J-C, que Plutarque, au Ier de notre ère, et continuèrent d’être révérés pour leur sagesse jusque sur les façades des cathédrales médiévales.


Cette heptade d’hommes célèbres du monde archaïque était en effet devenue, dans la littérature, comme la personnification même du sens moral de la Grèce, de sa déférence devant les dieux, de son aversion pour l’excès et de l’excellence de la juste mesure mise au service de la Cité. C’est à eux ainsi que le sanctuaire de Delphes aurait dû ses fameuses maximes, synthèse de leur esprit : « Connais-toi », « Rien de trop », « Caution apporte ruine ».


Aude Busine, dans son travail « Les Sept Sages de la Grèce antique. Transimission et utilisation d’un patrimoine légendaire d’Hérodote à Plutarque. », publié aux éditions De Boccard, à Paris, en 2002 dans la collection Culture et Cité, a cherché à retracer l’histoire de l’élaboration et de la transmission de ce qu’elle appelle la syllogè, le rassemblement légendaire de sept personnalités archaïques.


Cet article tentera un résumé de ce travail.


Pour le consulter dans son intégralité en accès libre, cliquer ici



Première partie : Emergence de la syllogè des Sept Sages


I. Hérodote : Prémices de la légende


Dans son Enquête, écrite au milieu du Ve siècle (sauf mention contraire, toute les dates sont av. J-C), Hérodote ne fait encore aucune mention d’une pléiade d’hommes réputés pour leur habileté intellectuelle. L’expression Hepta Sophoi lui est étrangère.

Il évoque pourtant déjà plusieurs personnages qu’on retrouvera plus tard repris dans les différentes listes de Sages. A leur nombre : Solon, Thalès, Pittacos, Bias, qui apparaissent tous dans la fréquentation de Crésus. Il mentionne encore aussi Périandre, Chilon et Anacharsis.


Solon tient un rôle essentiel au premier livre de L’Enquête. D’après Hérodote, l’Athénien aurait entrepris d’étudier durant dix ans les mœurs des peuples étrangers, après avoir donné ses lois à sa cité – et afin d’être sûr qu’on ne le contraigne à en abroger aucune. C’est durant ses voyages qu’il se serait rendu, comme de nombreux sophistes, à Sarde, en Lydie, à la cour du richissime roi Crésus (Hérodote, 1.29).

L’expression de sophistai se retrouve chez le père de l’Histoire dans un sens neutre, voir mélioratif, analogue à celui de sage. Le sophistès est chez lui pris dans son sens littéral de « celui qui exerce la sagesse » ou « celui qui rend habile ».

Arrivé donc à la cour du puissant souverain, Solon fut mis devant le spectacle des richesses du Mermnade, qui lui aurait alors demandé, incontinent : « quel est l’homme le plus heureux que tu aies vu ? » (1.30).


Quelle ne fut pas la déception du roi de s’entendre répondre, non lui, mais Tellos d’Athènes (1.30) ; déception d’autant plus amère qu’il ne fut pas même gratifié de la seconde place, décernée aux argiens Cléobis et Biton (1.31). D’après Solon, Tellos était un homme mort au combat à Eleusis ; Athénien fortuné – pour un Athénien ! – habitant une Athènes prospère, il aurait laissé après lui enfants et petits-enfants, beaux, vertueux et tous vivants. Quant aux deux frères argiens, ils jouissaient d’une fortune honnête, ils étaient forts, athlètes récompensés, et auraient été gratifiés d’une belle mort, paisible, par la déesse Héra. La déesse avait en effet été priée par la mère des athlètes, sa prêtresse, de leur accorder ce qu’il y avait de plus heureux pour des mortels : c’est qu’ils avaient ce jour tiré son charriot, qui manquait de bœufs mais devait être mené jusqu’au temple pour une cérémonie religieuse. Cette belle action de piété, religieuse et filiale, leur valut, et à leur mère, les louanges de la cité.


Par ces exemples, Solon faisait comprendre au puissant roi que, tout riche qu’il était, la fortune pouvait se retourner contre lui, qu’il fallait attendre son terme pour déclarer un homme heureux ; car il vaut en vérité mieux être un homme qui ne manque de rien et mène sa vie tranquillement jusqu’à connaître une belle mort que d’être immensément riche et de pourtant souffrir un jour des revers de la vie (1.32).



Frans Francken II, Crésus montrant ses trésors à Solon, huile sur panneau de bois, XVIIe siècle, Avignon, musée Cavalet


Ces récits servent chez Hérodote d’apologie des mœurs et du mode de vie grec : une belle famille et une belle mort sont les vraies richesses dont l’homme a besoin. Ce sont aussi des logoi delphiques, historiettes destinées à promouvoir une conception religieuse du bonheur dans la mort, comme le suggère la présence des statues de Cléobis et Biton dans le temple de Delphes (1.31). Que, dans les traditions orales ou littéraires sur lesquelles s’est fondé Hérodote, ce soit par la bouche de Solon, législateur d’Athènes, qu’est transmis ce logiciel religieux delphique traduit sans doute la volonté de la ville, à un moment donné, de s’imposer dans le sanctuaire.


En dehors de Solon, Hérodote mentionne également la présence, dans l’entourage de Crésus, de Thalès de Milet. Cet astronome réputé (1.74) n’est pas explicitement qualifié de sophistès mais correspond vraisemblablement assez bien à l’expression. C’est lui qui aurait notamment permis à l’armée du roi de franchir le fleuve Halys, dont il aurait fait détourné le cours (1.75). Il aurait également exercé une activité politique et aurait conseillé aux Ioniens de former un conseil unique au centre de l’Ionie, à Téos (1.170) : prototype du sage antique qui cherche à théoriser l’espace et à rassembler la communauté en un point central.


Bias de Priène et Pittacos de Mytilène ne sont pas non plus explicitement mentionnés comme sophistai mais apparaissent aussi comme des politiciens habiles de l’environnement de Crésus. L’un ou l’autre l’aurait ainsi dissuadé d’attaquer les îles égéennes et persuadé de conclure des liens d’hospitalité entre Grecs et Lydiens (1.27). Bias aurait par ailleurs pris la parole devant les Ioniens, comme Thalès, pour leur conseiller, cette fois, de fonder une ville commune en Sardaigne (1.170). Il est intéressant de noter que ce conseil est appelé gnomè par Hérodote, un mot qui qualifierait plus tard les sentences des Sages.


D’autres personnages plus tard repris dans la syllogè apparaissent aussi chez Hérodote sans toutefois graviter autour de Crésus. C’est le cas de Périandre de Corinthe, qui n’est en aucune façon présenté en sage. C’est au contraire un tyran cruel, assassin et violeur du cadavre de son épouse, qui aurait répudié son fils, dépouillé les Corinthiennes de leurs parures et fait castré trois cents Corcyréens (3.48-51 ; 5.92). Il aurait fait assassiné tous les citoyens les plus distingués, suivant en ceci le conseil de Thrasybule, tyran de Milet, qui avait coupé la tête de tous les épis qui dépassaient d’un champ de blé en réponse à la question de comment gouverner une ville (5.92).


Il arrive pourtant à Périandre d’être mis en scène comme un souverain justicier : il arbitre le conflit entre Athènes et Mytilène (5.95) et rend justice à Arion, poète miraculeusement sauvé par un dauphin de la noyade à laquelle l’avaient jetés des marins corinthiens (1.23-24). C’est que pour Hérodote Périandre n’est pas vicieux par nature ; c’est la tyrannie qu’il exerce qui le corrompt.


Chilon de Sparte, lui, n’est pas non plus mis dans la fréquentation de Crésus mais apparaît bien comme un personnage de grande réputation à qui irait bien d’être appelé sophistès. L’éphore de Sparte est ainsi mis en scène comme un devin qui, ayant vu les chaudrons d’un sacrifice bouillir sans feu, aurait conseillé à l’officiant de n’avoir ni femme, ni enfant. Il n’a pas été obéi et l’officiant enfanta Pisistrate, le tyran d’Athènes (1.59). Chilon est ainsi à la fois un personnage doué d’une grande perspicacité et un ennemi de la tyrannie.


Anacharsis le Scythe ne se distingue en revanche pas particulièrement pour sa sagesse, pas plus que pour ses vices ; simplement est-il l’homme le plus instruit de son pays barbare et un philhellène curieux de tout (4.46-47, 76).


Que tout ces personnages soient cités sans que jamais ne soit fait référence à une quelconque rencontre de sept sages paraîtrait surprenant si on voulait accepter que l’histoire des Sept ait déjà circulé du temps d’Hérodote. Pourtant, il apparaît clair que les ferments de la légende sont déjà là. On retrouve déjà dans l’Enquête l’idée d’hommes habiles dispensant de judicieux conseils. Solon en particulier paraît occuper une place centrale et devait apparaître, dans la tradition athénienne, comme le politicien idéal. En suivant Jean Defradas, on peut estimer que sa figure a été spécialement exploitée par les Alcméonides, aristocrates athéniens exilés à Delphes au VIe siècle, ennemis, tout comme Solon, de la tyrannie de Pisistrate.


La sagesse et sa diffusion faisait en effet à l’époque l’objet d’une lutte aristocratique entre Athènes et Delphes, comme le suggère l’installation par Hipparque, le fils de Pisistrate, de bornes hermaïques sur les routes de l’Attique. Y auraient été inscrites des sentences moralisantes sensées surpasser les maximes du temple d’Apollon delphique, bâti, lui, par les Alcméonides (Platon, Hipparque, 228c-229b). Les lasismes, sentences du poète Lasos, qui composait à la cour d’Hipparque, devaient également participer de cette lutte de sagesse.



II. Platon : la première liste des sept sages



Buste de Dionysos, de Platon ou de Poséidon découvert dans la Villa des Papyrus, Herculanum


Chez Platon, les sophistai d’Hérodote sont des sophoi, des sages, par opposition aux sophistes, terme qui chez lui qualifie les usurpateurs professionnels de la sagesse. Dans l’Hippias majeur – début du IVe siècle ? –, au sophiste Hippias, qui se plaint, trop employé qu’il est par la cité, de n’avoir plus de loisir, Socrate oppose l’exemple de ceux des anciens qui se sont rendus célèbres pour leur sagesse – Bias, Pittacos, Thalès, ceux qui ont suivi jusqu’à Anaxagore –, réputés n’avoir pas pris part à la politique, (281a-c). Il pourrait très bien s’agir d’ironie socratique : en faisant accepter à Hippias l’idée que ces hommes qui se sont notoirement adonnés à la politique n’aient pas eu part aux affaires publiques, Socrate révélait sa profonde ignorance.


Ces anciens réputés pour leur sagesse forment ici un ensemble qui commence avec les sophistai de l’Enquête et se prolonge jusqu’au philosophe Anaxagore, regardé comme le dernier des grands sages.


Ce n’est toutefois qu’à partir du Protagoras (342e-343b) – circa 380 ? – que se fait jour l’idée d’une heptade d’hommes rassemblés par leur amour commun de la sagesse. Platon y liste leurs noms : Thalès de Milet, Pittacos de Mytilène, Bias de Priène, « notre Solon », Cléobule de Lindos, Myson de Chénée et, « à ce qu’on dit », Chilon de Sparte.


On retrouve encore ici les sophistai de la cour de Crésus, ainsi que Chilon de Sparte, auxquels ont été ajoutés Cléobule, tyran de Lindos, et le méconnu Myson. Platon présente ces sept personnages comme des sectateurs de l’éducation spartiate, cette éducation qui permettait au plus commun des Lacédémoniens, malgré une conversation dans l’ensemble médiocre, de frapper soudain son interlocuteur d’un laconisme, mot bref et plein de sens. La sagesse dissimulée sous l’apparence de soldats rustres et sans esprit : la vérité cachée est un thème récurrent de la philosophie platonicienne. D’après Platon, ces sept laconophiles se seraient réunis à Delphes pour offrir au Dieu les prémisses de la sagesse qu’ils avaient trouvée à Sparte. C’est d’eux que seraient les célèbres maximes que l’on trouve au temple de Pythô : « Connais-toi » et « Rien de trop ». Une sagesse laconique, concise, opposée à la prolixité des sophistes, dont Protagoras faisait partie


Cette liste du Protagoras n’apparaît pas encore parfaitement établie. Que Platon n’utilise pas l’expression hepta sophoi – le Timée parlera des "Sept" (20d), vers le milieu du IVe siècle – et qu’il s’attarde à donner le nom et l’ethnique de chacun des Sept suggère que la légende ne devaient pas encore être fort connue à l’époque de la rédaction du Protagoras. La liste devait toutefois déjà circuler, sans doute oralement, dans quelques milieux intellectuels. Le doute qui pèse septième nom, celui de Chilon, doit peut-être traduire l’inadéquation, la trop grande évidence, de la présence d’un Spartiate dans une liste d’admirateurs de Sparte ; Platon aurait donc emprunté à d’autres une liste que partiellement adaptée à son propos. Le verbe ἐλέγετο , « à ce qu’on dit », laisse aussi deviner les nombreuses discussions qu’il devait déjà y avoir sur ce septième nom.


Les principaux éléments de la légende sont en tous cas déjà présents : sept hommes, contemporains, célèbres pour leurs brèves sentences gnomologiques, réunis dans la gloire de l’Apollon Delphien. Solon, qui occupe la place centrale dans la liste, déjà idéalisé chez Hérodote, devenu le père de la démocratie dans l’historiographie athénienne de la fin du Ve et du IVe siècle, désigné dans le Timée comme le plus sage des Sept (20d-e), devait apparaître comme le sage par excellence, prototypique au nom duquel se sont agrégés, d’un côté, ceux de trois Grecs de l’est (Thalès, Bias et Pittacos) et de l’autre, ceux de trois Grecs du Péloponnèse (Cléobule, Myson et Chilon).



III. Archéologie d’une collection


Les Sages ont manifestement émergé dans leurs pays respectifs comme des figures exemplaires de sagesse dont la Cité pouvait s’enorgueillir. On l’a vu pour Solon, le sanctuaire de Delphes, où affluaient les ambassadeurs de toute la Grèce, sut rapidement se réapproprier ces exemples – sans doute dès le VIe siècle. Ils y sont devenus, en tant que figures tutélaires de la sagesse delphique, les objets de sa propagande panhellénique. Le chiffre sept est le chiffre d’Apollon.

Albert Tournaire, Reconstitution du Sanctuaire d'Apollon à Delphes, 1894, Ecole Supérieure des Beaux-Arts


Si la légende des Sept dut probablement connaître d’autres versions dans d’autres villes – sans doute notamment Sparte comme le suggèrerait le thème laconisant du Portagoras –, le thème des sages delphiques connut une faveur particulière à Athènes, peut-être par le truchement des Alcméonides. Solon y joua le rôle de modèle pour l’élaboration des autres sages ; les caractéristiques qu’on lui découvrait chez Hérodote – ses voyages, ses actions politiques puis son retrait des affaires publiques, ses conseils, son idéal delphique et son anti-tyrannie – se trouveraient par la suite être partagés par l’ensemble des Sept. Célèbre compositeur d’élégie, c’est à son exemple que les sages seraient reconnus comme des poètes à l’époque hellénistique et qu’on leur inventerait une grande production littéraire.


Tout comme Delphes, l’impérialisme athénien sut utiliser les Sept comme instrument de sa propagande. Athènes s’affirme au Ve et au IVe siècle comme le centre par excellence de la paideia, de l’éducation grecque, autour duquel devaient se réunir, selon le vœu d’Isocrate, les enfants d’Homère. Athènes réexporta dans toute la Grèce sa propre version de la légende des Sept Sages, sept exemples excellents des mœurs grecques – et surtout athéniennes.



Léo Von Klenze, L'Acropole d'Athènes, 1846, Neue Pinakothek de Munich



Deuxième partie : Contenu et diffusion de la légende


I. Aristote : naissance de l’exégèse


Portrait d'Aristote, copie romaine d'un original en bronze de Lysippe, Museo nazionale romano di palazzo Altemps


Rien dans le Corpus aristotélicien ne semble indiquer qu’Aristote, qui philosophait au IVe siècle, se soit intéressé à la légende des Sept Sages. Toutefois Jean Philopon rapporte (De l’Arithmétique de Nicomaque, 1.8-2.42 (Hoche)), au IVe siècle de notre ère, un fragment de son dialogue perdu, Des Philosophes, qui identifie les Sept à un degré particulier du développement la sagesse. Dans ce dialogue, Aristote aurait en effet considéré qu’il existait cinq sens possibles au terme de sophia et de sophoi, chacun correspondant à une étape du développement humain. Les Sept Sages auraient été sages en ce qu’ils ont été les initiateurs des vertus civiques, qui dérivent de l’invention des lois, troisième étape du développement humain après l’agriculture et les arts et avant les sciences de la nature et la théologie.


De plus, s’il ne fait aucune référence aux Sept dans son Corpus, la tradition qui suivit doit pourtant à Aristote un changement sensible de l’orientation de la syllogè. Polarisée vers Solon au début du IVe siècle, la figure de Thalès prit ensuite une place de premier ordre à l’époque hellénistique. C’est en fait chez Aristote que le Milésien est devenu philosophe, et même le premier d’entre eux. Le Stagirite rapporte que l’astronome aurait été le premier à mener des recherches sur l’ulé, principe matériel de la nature – qu’il avait identifié à l’eau –, et qu’il était convaincu que la terre flottait (Métaphysique, 1.3 ; Du ciel, 2.13).



II. Epoque hellénistique : le développement de la légende et ses variantes


La littérature antique a subi un véritable naufrage et toute la littérature hellénistique sur les Sages est perdue, accessible seulement par l’intermédiaire de quelques fragments trouvés dans la littérature postérieure. De ces fragments, on ne peut toujours correctement identifier l’auteur ou la chronologie de la rédaction, et il peut parfois s’avérer difficile de faire la part entre le propos original et les modifications exigées par les circonstances dans lesquelles ces fragments sont rapportés.


La plupart se trouvent dans les Vies et doctrines des philosophes illustres de Diogène Laërte, du IIIe siècle de notre ère, dont le premier livre est consacré aux Sept Sages et à onze différentes personnalités qui ont pu, selon les versions, faire partie de la syllogè. Parmi eux, Thalès et Phérécyde sont chacun réputés se trouver aux sources des deux grandes traditions de la philosophie grecque, l’ionienne et l’italique.


Diogène Laërte, in "The Lives, Opinions, and Remarkable Sayings of the Most Famous Ancient Philosophers", Londres, Edward Brewster, 1688.


Diogène Laërte ayant le réflexe de citer ses sources, ou plutôt les autorités sur lesquelles il se fonde, on peut mesurer combien importante a été la littérature hellénistique dans l’élaboration et transmission de la légende des Sept.


La légende de l’agôn, la compétition de sagesse, dont les plus vielles versions sont sans doute celle d’Andros D’Ephèse et d’Eudoxos de Cnide, fut l’objet de nombreuses légendes locales. Cette légende veut qu’un objet dédié au plus sage – soit un trépied miraculeusement trouvé dans la mer, soit une coupe offerte par un riche donataire – fasse le tour des Sept pour être finalement dédié à Apollon. Ce logos permit à plusieurs sanctuaires, notamment celui de Dydime à Milet et celui d’Isménios à Thèbes, de s’attacher la sagesse des Sept en s’attribuant la dédication finale, en rivalité avec le dédicataire traditionnel : l’Apollon Delphique. Plusieurs cités ont également cherché à diffuser leur propre version de l’agôn ; chaque version mettait en avant tel ou tel Sage, tantôt Bias de Priènes, tantôt Thalès de Milet, ou telle ou telle communauté, comme les Argiens (Diogène Laërce, 1.30) ou encore les Messéniens (Diodore, 9.13.1). L’agôn peut aussi servir de motif à la rivalité de deux Etats, comme Cos et Milet (D.L., 1.32-33), impliquées dans les luttes qui opposent Antigonides et Lagides.


Quant à l’objet qui rend possible l’agôn, sa forme revêt une signification tantôt sociale, tantôt religieuse. La coupe renvoie à l’univers élitiste des symposion, pratique sociale aristocratique, égalitaire et masculine où le vin tient une grande importance. Elle est ainsi souvent dédiée au plus sage par un riche donateur qui cherche ainsi à se rattacher à la gloire des sophoi, parfois de Crésus (D.L., 1.29-30), parfois Bathyclès (1.28-29).


Coupe laconienne du peintre de Naucratis, vers 565 av. J-C


Le trépied renvoie quant à lui à un monde religieux. Les trépieds de bronze servent depuis le XIIe siècle à contenir les cuves dans lesquelles sont cuisinés les sacrifices. A partir du VIIe siècle, l’objet deviendrait spécifiquement le symbole de la religion de Delphes et de sa mantique, le siège de la Pythie. Le trépied devient même un motif de la mythologie delphique ; il se retrouve notamment dans l’épisode du vol du trépied par Héraclès. Le trépied n’est ainsi pas offert par un riche donateur aristocratique mais retrouvé miraculeusement dans la mer, qui dans la mythologie charrie tant d’objets fabuleux, tel l’omoplate de Pélops (Pausanias, 5.13.5-6).


Les élaborations dont la légende des Sept a fait l’objet durant l’époque hellénistique ont pu répondre à plusieurs enjeux. Thème de la paideia et des réflexions morales, la syllogè servit de patronage, de repère, de référence commune de la culture grecque à une époque où, après les conquêtes d’Alexandre, celle-ci s’était finement étirée sur trois continents.


Parmi les érudits alexandrins, Démétrios de Phalère établit ainsi une chronologie de la syllogè. Philosophe, élève d’Aristote, guidé par l’ambition péripatéticienne du savoir universel, il s’était rendu auprès des Ptolémée à Alexandrie, où il fut le fondateur de la Bibliothèque et du Musée. Dans sa Liste des Archontes, il faisait remonter la syllogè à l’époque de l’archontat de Damasias à Athènes (D.L., 1.22), donnant une épaisseur historique à la légende. Il compila aussi les Apophtegmes Sept Sages, un catalogue de cent vingt-quatre sentences dont il répartit l’attribution entre Cléobule, Solon, Chilon, Thalès, Pittacos, Bias et Périandre. Ces sentences ne relèvent d’aucun motif biographique et pourraient, au gré des différentes compilations, changer de Sage ; il s’agit avant tout de placer sous l'autorité de ces figures éminentes une série de brèves maximes destinées à rendre immédiatement accessible au lecteur l’essence de l’esprit grec. On retrouverait des sentences semblables à travers le monde hellénistique, jusqu’en Afghanistan. La présence de Périandre, que Démétrios a substitué à Myson dans la liste de Platon, suit d'une réévaluation des actions du tyran dans les milieux péripatéticiens, qui interprétaient notamment ses actions contre les parures des femmes (Hérodote, 5.92) comme de saines mesures pour la modération du luxe (D.L., 1.99). C’est cette liste de Démétrios qu’on regarderait plus tard comme canonique, tellement qu’on pensait que Platon avait lui-même substitué Myson à Périandre (1.41). La difficulté d’accepter qu’un tyran puisse être sage poussa d'ailleurs l’historien Néanthès de Cyzique, au IIIe siècle, à dédoubler le personnage, postulant l’existence de deux cousins, un sage et un tyran (1.99).


Callimaque, poète cyrénéen du IIIe siècle, collectionneur, amateur de mots rares et de mythes oubliés, est un autre auteur des cercles alexandrins, chargé notamment par le roi d’établir le catalogue des ouvrages de la Bibliothèque. Il chantait dans un de ses poème (D.L., 1.28-29) le récit de la coupe que le riche Bathyclès donna à son fils avec mission de l’envoyer au plus sage. La coupe revint d’abord à Thalès, qui la refusa et la fit renvoyer vers Bias, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle revienne à Thalès, qui la dédia à l’Apollon Didyme de Milet. Ce récit s’inspirerait de celui de Léandrios de Milet, qui mettait particulièrement sa ville à l’honneur en centrant l’agôn sur Thalès et le Delphinion d’Apollon de la cité. Ce choix d’une version milésienne de la légende doit répondre chez Callimaque d’une part à son goût des légendes locales et méconnues, d’autre part à son désir courtisan de transporter le mythe sur un territoire contrôlé par les Ptolémée.


Les historiens s’emparèrent aussi de la légende au titre d’événement du passé grec. Andron d’Ephèse, dès la première moitié du IVe siècle, situait la formation de la syllogè entre 580 et 577, au temps de l’acmè de Thalès (Clément d’Alexandrie, Stromates, 1.129), et semble avoir rapporté une version primitive de l’agôn dans laquelle le trépied était offert à Chilon par Aristodémos de Sparte, qui l’avait lui-même reçu des Argiens (D.L., 1.30-31) ; dans cette version le sage ne défère le prix à aucun autre ni ne le dédie à Apollon. Au IVe siècle aussi, Ephore de Kymè rapporte la légende des Sept dans son Histoire universelle, montrant un intérêt particulier pour Anacharsis le Scythe, qu’il substitue à Myson (1.41) et dont il fait l’inventeur de l’ancre à deux branches et de la roue en argile (Strabon, 3.7.9). Cet intérêt peut s’expliquer par l’influence du modèle du bon sauvage apprécié des milieux cyniques, ou simplement par la tendance des Grecs à idéaliser les peuples lointains. Il participe aussi de la fascination moralisante de l’époque pour les « hommes divins », marginaux austères comme Epiménide et Phérécyde, parfois également retenus parmi les sages.


Parmi les philosophes, la légende des Sept trouva une certaine popularité auprès des cercles pythagorisants. Fils d’Apollon (Porphyre, Vie de Pythagore, 2 ; Jamblique, Vie de Pythagore, 4), Pythagore s’est souvent vu associé au Sept, jusqu’à parfois même intégrer la liste (D.L., 1.41, 42). Phérécyde aurait été son maître (1.13) ; il aurait rencontré Epiménide (8.3) ; une femme, Cheilonis, citée dans le catalogue des femmes filles, sœurs, épouses de Pythagoriciens dans la Vie de Pythagore de Jamblique (267), passe pour la fille de Chilon ; Mélissa, la femme de Périandre, dans une lettre pseudépigraphique datée d’entre le IIe siècle avant et le IIe siècle après J-C, discute de la décence des femmes avec Kléaréta, toutes deux signalées comme des Pythagoriciennes. La légende qui fait refuser à chacun des Sept le prix dédié au plus sage, finalement dédié à la divinité, correspond assez bien à l’idée pythagoricienne que seul Dieu peut-être appelé sage (cf. D.L., 1.12, 82 ; Platon, Phèdre, 278b).


Les exégètes aristotéliciens s’emparèrent également du thème de la sagesse dans le cadre leurs réflexions sur les « genres de vies », un genre littéraire très populaire à l’époque, qui se proposait de cataloguer et de hiérarchiser différentes façons d’orienter sa vie – contemplative, pratique, apolaustique, … Cléarque de Soles, disciple d’Aristote, aurait ainsi exploité la biographie des Sept pour illustrer les propos de son Des genres de Vies. Un autre disciple d’Aristote, Dicéarque, considérait lui, dans son propre Des genres de Vies, que les Sept n’étaient ni sages ni philosophes, mais des législateurs intelligents (D.L., 1.40) ; il estimait la vie pratique et politique supérieure à la vie contemplative. Ce même philosophe aurait d’ailleurs essayer de systématiser la liste des Sept en remarquant que quatre noms se retrouvaient dans toutes les listes – Thalès, Bias, Pittacos et Solon – et en en répertoriant six autres parmi lesquels pouvaient être sélectionnés les trois derniers – Aristodémos, Pamphylos, Chilon, Cléobule, Anacharsis et Périandre (1.41).


L’époque hellénistique fut aussi fort friande de compilations – catalogues, dictionnaires, florilèges... Hermippos, péripatéticien du IIIe siècle et élève de Callimaque, composa de nombreuses Vies répertoriant diverses anecdotes pittoresques et moralisantes. Dans son Des sept Sages, il aurait répertorié et fait la biographie de dix-sept différents sages (D.L., 1.42). Sosicrate inaugura, lui, le genre des « successions », qui connut un grand succès jusqu’à l’époque romaine – Diogène Laërte en est lui-même tributaire –, le principe en étant de compiler les vies et les doctrines des philosophes en les organisant par écoles selon un principe de succession de maître à élève. Au IIe siècle, Apollodore d’Athènes composa une histoire du monde depuis la guerre de Troie jusqu’à l’an 219 : Les Chroniques ; il y mentionne la syllogè, non comme un objet de réflexion, mais simplement comme un événement de l’histoire grecque.



III. Les Sept Sages, agents de la Paideia



La paideia devint, après les conquêtes d’Alexandre, un instrument de cohésion. Le développement des bibliothèques à cette époque traduit un besoin et une volonté de conserver et de transmettre la somme des savoirs et, surtout, des valeurs classiques livrés par la tradition ; tradition devenue la garantie de la conservation de l’hellénité, contre les siècles et les continents. Pourtant paradoxalement, cette insistance sur la tradition et la réappropriation dont elle fit l’objet aura aussi été l’occasion de développements, d’innovations, de trahisons même.


La syllogè delphique s’est retrouvée un outil au service des sanctuaires, des régimes politiques, des philosophies ; un matériel malléable, se transformant au gré des publics auxquels il était livré, prêt à l’acculturation.


Rome put ainsi à son tour s’approprier la légende. Cicéron la cite maintes fois (Paradoxes des Stoïciens, 1.8 ; Des Biens et des Maux, 2.3.7 ; République, 1.80 ; De l’orateur, 3.137 ; De l’amitié, 7) ; dans ses Fables (221), Hygin la mentionne dans un exercice de style sur le chiffre 7 ; Ausone lui consacra une œuvre d’ampleur : Ludus Septem Sapientum ; les inscriptions du Palazzo dei Cesari à Ostie parodient les sentences des Sages sur un mode scatologique ; les représentations des Sept se sont répandues dans tous l’empire, de Cologne à Apamée sur l’Oronte, en passant par Naples et Rome. La syllogè était devenue, pour les intellectuels comme pour le petit peuple, un moyen universel d’accès à l’idéal de la sagesse grecque.



Troisième partie : Plutarque et la restauration des Sept Sages à Delphes


I. Le Banquet des Sept Sages



Plutarque est un philosophe platonicien de la fin du Ier siècle de notre ère. Prêtre de Delphes, il tenta dans ses œuvres de restaurer la gloire passée du sanctuaire. Son dialogue, Le Banquet des Sept Sages, une œuvre de jeunesse, scolaire, parfois maladroite, met en scène Dioclès qui se propose de rapporter à Nicarque la version authentique de la réunion des Sept à la cour de Périandre. Cette idée d’une version authentique d’un épisode sur lequel circuleraient par ailleurs beaucoup d’erreurs suggère qu’il dut exister une longue tradition mettant en scène un repas des Sages, dont le Banquet serait aujourd’hui le dernier témoin.


Le dialogue porte sur la bonne gestion de l’Etat, de la maison et du cosmos. Il rassemble les Sept – nommément Solon, Bias, Thalès, Anacharsis, Cléobule, Pittacos et Chilon – ainsi que Périandre – pour lequel tyran Plutarque conserve une certaine défiance – et sa femme Mélissa, mais aussi Esope, Cléoboulina, le pharaon Amasis et Niloxénos, son envoyé, le poète Chersias, le médecin Cléodoros et Mnésiphilos, compagnon de Solon. Cette adjonction de nombreux personnages secondaires renforce la dichotomie entre les sages, habiles à résoudre, avec vertu et bon sens, les énigmes qui leur sont soumises, et ceux qui leur posent des questions.


Les sentences constituent l’armature de l’œuvre. Le dialogue se construit, parfois maladroitement, autour de ces conseils qui permettent à Plutarque d’extrapoler sur l’antique sagesse grecque. Il ne sont d’ailleurs pas toujours prononcés, le philosophe se permet parfois de jouer avec leur forme : ainsi, la sentence, attribuée à Anacharsis chez Diogène Laërte (1.105), qui à la question « qu’est-ce qui, chez l’homme, est à la fois bon et mauvais » répond « la langue » n’est jamais prononcée mais lorsque que Bias (146f) doit choisir le meilleur et le plus mauvais morceau de l’animal, il se contente de prendre la langue.


Les Sages deviennent également les apologètes de la propre pensée de Plutarque. Véritables précurseurs du platonisme, Thalès donne la préséance à l’esprit sur l’apparence (147d-f), Anacharsis préconise sa domination sur la matière (163e), Chilon affirme que le magistrat doit se retenir de pensées mortelles et leur préférer les pensées immortels (152b), ce en contradiction directe avec une de ses sentences traditionnelles : « soucie-toi des choses mortelles, et non des immortelles ». Aussi, les rêves sont le lieu de la révélation divine (146d, 158f-159a), l’homme est duel (159e-160a) et le sage est philanthrope (148d). En outre de son caractère platonicien, la pensée politique des sages tend aussi à s’accorder avec le régime impérial romain et une certaine idée de la royauté tempérée. Enfin Plutarque intègre à son banquet les thèmes de sa religion : l’épisode d’Arion sauvé par des dauphins, déjà mentionné chez Hérodote (1.23-24), est ici l’occasion de mentionner l’ubiquité de la Providence et l’état de grâce de certains élus (160e). Le dauphin, véritable hypostase d’Apollon, est en effet un outil de la propagande delphique, comme l’a montré Jean Defradas. Anacharsis conclut ainsi le mythe par cette sentence qui chapeaute tout le dialogue : « le corps n’est que l’instrument de l’âme, mais l’âme l’instrument de dieu. »


II. La Vie de Solon


Buste de Solon, copie romaine, Naples


La Vie de Solon de Plutarque ne traite pas, à proprement parler, de la syllogè ; ce n’est pas son objet. La dimension proprement biographique est elle-même négligeable. Il s’agit avant tout ici de dépeindre, à travers la figure de Solon, le portrait du sage idéal, héros exemplaire, intemporel, doué de toutes les vertus.


Si la Vie ne traite pas donc des Sept en général, elle nous permet tout de même de saisir une fois de plus le poids de la littérature hellénistique dans l’élaboration de leurs personnages. L’exposé de Plutarque dépend largement du Des Sept Sages d’Hermippos qui fournit les thèmes des voyages et des rencontre de Solon, avec Thalès, Anacharsis et Esope (5.6, 28), trois personnages du Banquet. La pratique de la sagesse par les sages correspond aussi aux classifications du genre littéraire des « genres de vie » : Thalès est un modèle de sagesse théorique, les autres de vertus politique (3.8). Plutarque rapporte également bien sûr quelques apophtegmes sapientaux.


III. L’Epsilon de Delphes


Dialogue cherchant à répondre aux questions des anciens élèves de Plutarque, L’Epsilon de Delphes propose plusieurs significations possibles du mystérieux epsilon de bois qui se trouvait au sanctuaire.


Lampias, le frère de Plutarque, propose dans ce dialogue que l’epsilon, cinquième lettre de l’alphabet, avait été dédié par les Sages comme le symbole ésotérique de leur syllogè. Selon lui, les Sages auraient en effet été cinq, non sept, car les tyrans Cléobule et Périandre ne se serraient associés à leur gloire que par la tromperie et la force. Cette explication historique est rapidement rejetée et moquée. Plutarque lui privilégie quatre autres explications : religieuse, dialectique, mathématique et théologique, aucune n’étant exclusive. Sans entrer ici dans le détail de chacune de ces explications, Plutarque accordait la prééminence à la théologique, véritable exposé de la doctrine delphique. L’epsilon aurait ainsi été la contraction de la locution « Tu es », Ei en grec, adressée au Dieu comme une reconnaissance de l’unité et de l’invariabilité fondamentale de son être.

IV. Des sentences pour mémoire


L’utilisation par Plutarque de la légende des Sept montre sa complète acculturation. Devenus modèles intemporels de sagesse et de vertu, les Sages ont été déconnectés du monde archaïque dont il sont issu, où plutôt l’époque archaïque est-elle elle-même devenue un monde idéalisé, réinvesti par les réflexions philosophiques, ici platoniciennes, et politiques du Ier siècle de notre ère.


La légende elle-même semble s’être vidée de sa substance. Plutarque reste certes un témoin privilégié des différentes versions de l’agôn, qu’il mentionne dans sa Vie de Solon, mais c’est avant tout par fidélité à ses sources, qu’il fait l’effort de citer et de rapporter, parfois contre ses propres intérêts idéologiques - il accepte ainsi, en suivant sa source, que le trépied soit dédié à Thèbes et non à Delphes. Mais le centre de la légende n’est plus dans cette compétition aristocratique, qui avait permis à chaque localité de se réapproprier la syllogè en lui donnant un sens politique ou religieux particulier. Ce sont les sentences, au cœur du dialogue du Banquet, que les compilateurs hellénistiques avaient arbitrairement réparties entre les Sages, qui font désormais l’intérêt de la légende, devenue un moyen d’accès pédagogique à l’antique sagesse des Grecs.



Conclusion générale


Peut-on parler de permanence dans la tradition de la syllogè ? En se transmettant, la légende aura été l’objet de nombreuses élaborations, perpétuellement adaptée aux enjeux du temps. Cette manipulation lui permit l’indépendance vis-à-vis des références contextuelles. Profondément sortie acculturée de l’époque hellénistique, vidée de ses significations sociales, politiques, religieuses à l’époque romaine pour n’être plus qu’un moyen d’accès immédiat à la sagesse grecque dont les sentences sont l’illustration, la légende pouvait continuer de circuler encore jusqu’au beau milieu du Moyen-Âge.


Des cuillers en argent byzantin du VI ou du VIIe siècle conservent certaines maximes des Sages ; au VIe siècle, des prophéties théosophiques annonçant la venue du Christ seraient attachées aux noms des Sept, devenus des annonciateurs précoces de la fin du paganisme ; les églises de Jérusalem, de Grèce, de Bulgarie, de Roumanie entretiendraient l’iconographie des Sept, associée à leurs prophéties prétendues ; on retrouve également les Sages sur les façades des Cathédrales occidentales, à Reims, à Clermont Ferrand, associés aux sept arts libéraux.


Ces personnages historiques très tôt auréolés d’actions et de préceptes légendaires sont ainsi devenu un motif universel et tenace de la littérature comme de l’iconographie. Le titre de « Sages » qui n’a cessé de leur être accordé leur a permis de traverser les siècle, malgré, et peut-être grâce, au renouvellement constant de la valeur qui lui était donnée.



Michel Wolgemut, Wilhelm Pleydenwurff, in "Les Chroniques de Nuremberg", 1493

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