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Les Thèmes de la Propagande Delphique (partie 1)

  • Photo du rédacteur: Caton
    Caton
  • 3 déc. 2021
  • 13 min de lecture

Dernière mise à jour : 25 mars 2022


Apollo and Python, J. M. W. Turner, 1811 (détail)



Arrivée à Delphes


Le 7 du mois, jour d’Apollon. Aujourd’hui, le Dieu rend ses avis. Toute la Grèce se presse à sa rencontre.


Escaladant les pentes du Parnasse, où chantent les Muses, parvenant au creux des deux roches des Phédriades, où dansent les bacchantes, les foules de pèlerins s’amassent au pied du sanctuaire, telles les abeilles qui se pressent à l’orée de la ruche.


Pénétrant l’enceinte, montant la voie sacrée, le pèlerin marche le long des monuments gorgés d’or. La Grèce entière les dédia à Apollon ; ce sont les Trésors des Sicyoniens, des Siphniens, des Mégariens, des Béotiens, des Potidéens, des Athéniens, des Cnidiens, des Corinthiens …


Parvenu sur la terrasse qui surplombe la voie sacrée, l’invité du Dieu se tourne vers le temple. Puissante structure dorique que Spintharos de Corinthe conçut sur l’ordre des Alcméonides. Depuis son fronton, la statue du Brillant Apollon conduisant son quadrige l’observe et le domine.


Entré sous l’ombre du parvis, le pèlerin trouve le mystérieux « E » et les maximes que les sept Sages dédièrent à Apollon, préceptes qui le préparent à recevoir ses décrets : « connais-toi », disent-elles, « rien de trop, caution apporte ruine. »


Les prêtres le font entrer dans la nef et l’emmènent au fond, jusqu’à l’adyton. C’est dans ce lieu très sain qu’est la Pythie, sise sur son trépied d’or. Elle mâche les feuilles de laurier, inhale les parfums hiératiques. Elle est saisie d’enthousiasme, possédée par la grâce du Dieu ; elle rend à la question que lui apporte le consultant, un oracle, réponse obscure et torse dont il devra deviner le sens : à Delphes, c’est Loxias qu’on nomme Apollon, l’Oblique.

Introduction


A côté de la prophétesse, les pèlerins pouvaient observer l’Omphalos de la Terre. C’était de cette pierre, disait-on, que Rhéa, mère de Zeus, s’était servie pour duper Cronos, son père ; cette même pierre que le Titan avala, croyant dévorer son fils. Zeus, ayant lâché deux aigles, l’un du Ponant, l’autre du Levant, l’aurait laissée choir là, à l’endroit où ils s’étaient rencontrés, pour marquer de cette borne le centre de la Terre.


Centre du monde, Delphes était le cœur de la Grèce. Les particuliers venaient y découvrir leur destin, les cités, leurs lois, leurs politiques, leur conduite dans la guerre. Sparte prétendait même tenir de Delphes sa constitution ; car avant tout décret des hommes, il y avait un décret du Dieu. C’était ici que l’on se rendait avant toute entreprise d’importance, ici que la prophétesse instruisait des grandes vocations. Socrate lui-même était devenu philosophe sur le commandement de la Pythie.


Plus que des oracles, c’était une spiritualité que la Grèce devait à Delphes. Les maximes des Sages, pleines de ce sens, devenu si grec, de la pureté, de la mesure, de la modestie devant les dieux et parmi les hommes, continuaient de résonner au cœur des Hellènes une fois descendus du Parnasse. C’est à Delphes d’abord que se formula l’idéal nouveau qui fit de la Grèce la mère de la pensée ; à Delphes d’abord que se fit jour la sagesse qui obséda tant la philosophie hellénique.


Je veux m’attarder ici à comprendre quelle était cette spiritualité, comment elle se formula et comment la Grèce s’en trouva pétrie.


C’est dans ce but que je fais ici le résumé – en faisant miennes, pour le temps de cet écrit, les idées qui y sont exposées – de la lecture du livre de Jean Defradas : Les Thèmes de la Propagande Delphique, édité à Paris, publié en 1972 aux éditions Les Belles Lettres

Professeur à la Faculté des lettres et sciences humaines de Lille, J. Defradas y a cherché si l’on pouvait se permettre de parler de doctrine delphique.


Cet article s’arrêtera au résumé de la première partie de l’ouvrage, qui s’occupe du développement du culte apollinien dans le sanctuaire. Je reviendrai dans un second temps, ailleurs, sur les deuxième et troisième parties, qui traitent respectivement de la littérature qui se développa autour des récits et des traditions du clergé du Dieu et de l’impact historique de la pensée delphique sur le monde grec.


Première partie : L’installation d’Apollon à Delphes


Chapitre premier : Les données archéologiques

Commençons par esquisser le portrait archéologique de l’histoire du sanctuaire.


Pythô, l’antique nom de Delphes, fut un sanctuaire de longue date. Dès la seconde moitié du IIe millénaire, un faible village mycénien y entretenait un culte à la Terre et à la fécondité, en partie lié à de très antiques reliques crétoises.


Le village brûla, au moment des hypothétiques invasions doriennes du XIe siècle et une civilisation nouvelle en réinvestit le site au IXe voire dès le Xe siècle. Un culte neuf se substitua aux anciens. A qui était dédié ce culte ? L’archéologie ne peut rien nous dire de certain.


Le nouveau sanctuaire se dota sans doute de ses premiers temples en bois au VIIIe siècle : un temple à l’endroit où se dresserait la demeure d’Apollon, en contre bas duquel se serait trouvé le hiéron de la Terre et des Muses, et en outre une chapelle ronde dédiée à la Terre, entourant l’omphalos. Athéna recevrait quant à elle son premier temple au VIIe siècle, en aval des pentes du Parnasse, au lieu-dit de la Marmaria.


L’archéologie nous indique que la Delphes archaïque fut d’abord un sanctuaire quelconque, parmi tant d’autres, qui toutefois au VIIe siècle noua des liens avec les cultes crétois et, accessoirement, la culture ionienne : linéaments d’une envergure panhellénique que le sanctuaire prendrait définitivement au VIe siècle quand il trouverait son extension définitive.


Chapitre II : Les données littéraires : Homère et Hésiode


Les données littéraires des débuts de l’époque archaïque nous confirment cette image d’un lieu de culte qui dut mettre du temps à s’internationaliser. Homère et Hésiode, les pères de la poésie grecque, qui écrivirent au plus tard au VIIe siècle, ignorent encore largement le sanctuaire. Des quatre passages qui en font mention dans les épopées homériques, tous semblent tardivement interpolées ; le catalogue, au chant II de l’Illiade, des villes participant à l’invasion de Troie semble même ne pas savoir que Pythô ait été un lieu sacré. Chez Hésiode, le seul passage faisant mention de Pythô omet quant à lui complètement le culte d’Apollon, et nous parle plutôt de l’Omphalos de la Terre : pour Hésiode, Béotien voisin de la Phocide où le sanctuaire se trouve, Delphes était avant tout un sanctuaire lié aux cultes chtoniens.


On notera que les légendes delphiques se seront malgré tout permises de s’approprier les deux poètes : ainsi, prétendait-on que l’oracle aurait annoncé la mort de l’un et de l’autre, commandé l’emplacement du tombeau d’Hésiode, qu’une statue d’Homère était visible dans le vestibule du temple et qu’on y montrait un trépied réputé avoir été dédié aux Muses par Hésiode, victorieux du père de l’épopée lors d’une joute oratoire. Personnages excellents de la Grèce, Delphes ne pouvait que se les approprier : c’était là son impérialisme moral.

Quoiqu’il en soit, les deux grands poètes ont donc ceci de précieux, en regard de l’étude du culte apollinien, de nous faire sentir un Apollon tel que les Grecs l’ont connu avant Delphes.


Homère plus qu’Hésiode d’ailleurs, car chez le Béotien, Apollon apparait comme un dieu très secondaire, rarement mentionné. Il nous apprend seulement qu’il serait né le sept du mois, qu’il serait avec sa sœur, Artémis, l’enfant le plus délicieux qui soit descendu d’Ouranos, qu’il nourrirait, certainement comme un éducateur, les jeunes hommes, ce en quoi il ne se distingue pas des Fleuves et des Océanides, enfin qu’il inspirerait chanteurs et citharèdes, de concert avec les Muses, lesquelles il ne semble d’ailleurs pas commander. Un dieu secondaire donc qui partage toujours, à égalité, ses attributions avec d’autres divinités.


Plus qu’un Apollon d’avant Delphes, on peut même trouver chez Hésiode une morale d’avant Delphes ; logiciel archaïque et paysan qui guide l’action selon la poursuite du profit par le travail et le respect du bien d’autrui. Ignorant la spiritualité, à laquelle il préfère la superstition, ne traitant ni de la souillure morale de l’âme ni de la vie après la mort, il nous décrit d’abord la divinité comme une puissance immanente qui récompense le travail juste par la prospérité, et par la misère sanctionne la paresse et l’injustice.


Du côté homérique, c’est dans les vers de Iliade qu’on découvrira l’image la plus nette de l’ancienne divinité. L’Odyssée, qui ne le mentionne que trente fois, contre cent trente pour l’épopée d’Ilion, ne l’aborde qu’accessoirement, essentiellement comme le dieu des archers ; les mentions d’autres attributs sont trop singulières pour ne pas y voir de tardifs rapiéçages.

Dans l’Iliade, il apparait en revanche comme une divinité de première importance, le seul des Olympiens à n’être jamais l’objet d’une farce, à ne jamais oublier sa dignité. Présent aux moments clefs de l’intrigue, il est mis en scène comme l’exécuteur privilégié du plan jovien : c’est lui qui commence le récit en semant la peste chez les Achéens, lui qui permet la mort de Patrocle et provoqua le retour d’Achille au combat, lui enfin qui convainc les dieux de laisser Priam aller chercher le corps d’Hector, amenant le poème à sa conclusion.


Qu’est-il, cet Apollon de l’Iliade ? Avant tout, il est dieu des Dardaniens – et plus accessoirement des Lyciens. C’est un dieu asiatique, étranger, radicalement ennemi des Grecs – à l’exception du premier chant, postérieur au reste de la composition, où il se laisse concilier par les rites expiatoires des Argiens – ; c’est à Apollon que revient de conduire au combat les Troyens et de préserver leurs chefs de la mort. Il est aussi, là encore, dieu archer, dont les traits sèment la mort et la peste, un dieu primitif et sauvage de la mort violente.


Mais aussi, voit-on, parallèlement, dans les passages les plus tardifs de l’épopée, poindre un Apollon nouveau, hellénisé, qui semble déjà annoncer l’Apollon Delphique. C’est le cas tout particulièrement de l’Apollon du dernier chant, plaidant pour le respect du cadavre d’Hector et pour laisser le père récupérer le corps de son fils. Il emporte certes l’accord de Zeus en invoquant la piété d’Hector, selon une conception toute mercantile – et archaïque – d’une divinité jalouse d’égards et d’offrandes, mais il condamne aussi, seul entre les dieux, l’irrespect et le manque de pitié d’Achille : déjà se fait jour à la fin du poème une éthique adoucie, respectueuse de la dignité humaine – soucis absent du reste de l’Illiade – ; le poète aura jugé Apollon tout à la fois suffisamment grec et suffisamment distinct des autres divinités pour être le héraut de cette nouvelle éthique hellénique.


Chapitre III : La fondation du sanctuaire : l’Hymne à Apollon


C’est dans l’Hymne à Apollon, un de ces hymnes rédigés par les pseudo-Homère dans le siècle qui suivit la composition des grandes épopées, qu’on découvrira le premier document littéraire attestant du culte de l’Apollon delphique – à condition d’exclure les trois mentions qui en sont faites dans l’Illiade et l’Odyssée, dont il y a tout lieu de penser qu’elles soient, on l’a dit, interpolées tardivement.


D’un poème, il faudrait d’ailleurs plutôt parler de deux. Le style et les thèmes de l’Hymne font bien sentir la dichotomie du texte.


D’une part, y trouve-t-on un hymne primitif à l’Apollon délien, datant du VIIe siècle, qui reprend les attributs qu’on lui avait déjà trouvé chez Homère et Hésiode : un dieu terrible, dont l’arc fait trembler même les Olympiens, mais aussi un dieu musicien, qui, apaisé, joue de son aimable cithare. Encore qu’on y découvre pour la première fois l’attribut oraculaire d’Apollon, devenu l’intermède entre Zeus et les hommes.

D’autre part, après cet hymne délien, lit-on une compilation maladroite de légendes delphiques qu’on peut appeler la Suite pythique.


Œuvre adventice qu’on datera des alentours de l’an 600, la suite pythique nous conte le voyage d’Apollon depuis l’Olympe jusqu’au lieu de son futur sanctuaire delphique, encore libre de toute occupation divine, de comment il y fit bâtir un temple, triompha de la drakaina, le serpent qui hantait le lieu, et y conduit, transformé en dauphin, des marins Crétois contraints de devenir ses prêtres.


Composition de propagande delphique, le poème insiste sur la préséance et l’antiquité du temple de Pythô vis-à-vis des sanctuaires rivaux, et tout particulièrement du temple oraculaire d’Apollon Isménos à Thèbes.


Impérialiste, il veille également à attacher à Delphes le mythe de l’Apollon saurochtone, tueur de serpent, que tant de localités revendiquaient, ainsi que plusieurs rituels crétois. De ce dernier point de vue, le texte se rend d’ailleurs fort précieux, en nous précisant les rapports – que l’archéologie indique – entre Delphes et la Crète. Ainsi le récit attache à Apollon le culte de Delphinos, culte du dauphin que les Crétois, au faite de leur puissance, avaient semé sur les côtes de la Grèce et dont le clergé local dut être intégré au clergé pythique ; de même aussi le culte, certainement Crétois, des trépieds, sur l’un desquels la Pythie s’assiérait, liés aux rites de purification ; enfin, pour la première fois le poème associe le péan, dans lequel on reconnait d’abord un chant cathartique primitif conjurant peste et famine, au dieu Apollon, devenu dieu par excellence de la médecine.


De fait, ce poème, en outre de promouvoir la préséance et la centralité de Delphes, promeut une figure apollinienne renouvelée. De l’Apollon terrible, orgueilleux sans mesure que nous montre encore l’hymne à l’Apollon Délien, la Suite pythique nous présente un Apollon guérisseur et tueur du serpent, le monstre mangeur d’hommes et de troupeaux : un dieu qui, sur le modèle des héros bienfaiteurs qu’apprécie la littérature de l’époque, fait triompher le Bien sur le Mal.


Chapitre IV : La tradition des origines

Il faut s’attarder sur le meurtre du serpent, élément central tant à la geste du Dieu qu’aux rites delphiques.


Lors des Jeux pythiques qui tous les quatre ans enthousiasmaient les foules de pèlerins, flutistes ou citharèdes s’affrontaient sur le thème de son combat avec le Dieu lors de l’épreuve du nome pythique. Durant ces même jeux, un enfant de la noblesse delphique s’introduisait discrètement dans une baraque sensée figurer l’antre du monstre, y mettait le feu après avoir renversé la table qui s’y trouvait, puis fuir en exil dans la vallée du Tempé afin de s’y purifier – car, dans un logiciel delphique, quiconque, fût-il Dieu, verse le sang, fût-ce d’un monstre, doit ensuite se purifier – et d’en ramener les rameaux de laurier qui serviraient à confectionner les couronnes des vainqueurs des jeux.


Ce rite, appelé septérion, dont on affirmait qu’il rejouait l’exploit du Dieu, semble d’ailleurs ne pas parfaitement s’accorder avec le récit de la geste : on voit difficilement comment une baraque à laquelle on mettait feu aurait pu figurer une grotte ou pourquoi le Dieu aurait-il eu besoin de fuir après avoir vaincu. Il faut certainement y voir un rite ancien que la légende du Dieu se sera réattribué, vestige d’un temps pré-apollinien.


Or le dragon semble précisément cela, un élément vestigial des cultes qui précédèrent la domination d’Apollon à Delphes. Réputé être enterré sous l’Omphalos de la Terre (cette pierre conique, souvent représentée entourée du serpent, paraît avoir été originellement une représentation figurée d’un tertre, avant d’être tenue pour le centre du monde, dans le contexte des recherches géographiques du VIe siècle), la créature semble liée aux entités chtoniennes qui était honorées à Delphes.


De fait, la tradition littéraire delphique se rappelle que, contrairement à ce que nous raconte la Suite pythique, d’autres divinités, plus liées à la terre qu’à l’Olympe, ont occupé l’oracle avant l’Archer. Ainsi, Eschyle, dans le prologue de ses Euménides, rapporte qu’Apollon aurait reçu le sanctuaire en cadeau de Phœbé à sa naissance, déesse qui le tenait elle-même de Thémis, qui le tenait de Gaïa. De même, Anthinoos de Corinthe raconte comment Apollon obtint l’oracle en persuadant Gaïa et Thémis, qui l’occupaient ensemble, de le lui céder.


Or, dans ces légendes, dont les sources remontent certainement aux traditions delphiques des alentours du VIe siècle, le serpent semble gêner. On ne le cite pas lorsqu’on parle des déesses qui précédèrent Apollon, et la Suite pythique, qui le mentionne mais ne parle pas de ces déesses, paraît refuser d’expliciter la raison de sa présence dans l’endroit. On en trouvera l’explication dans l’Iphigénie en Tauride d’Euripide : le serpent n’était pas un monstre, mais l’animal protecteur de l’oracle de Thémis, fille de la Terre. Apollon, en abattant l’animal, avait en fait arraché brutalement l’oracle aux forces telluriques du lieu. Le clergé delphique, promouvant l’image d’un dieu pur et bienfaiteur, ne pouvait que refuser cette tradition violente des origines de son culte.


Chapitre V : Situation d’Apollon à Delphes au début du VIe siècle


La première moitié VIe siècle fut assurément un tournant dans l’histoire du culte delphique, période durant laquelle se formalisa ses éléments doctrinaux.


Cette doctrine répondait avant tout à la nécessité pour le clergé du dieu de légitimer sa présence, plus, sa préséance à Delphes, lui qui était étranger et tard venu. On estime que l’Apollon pythique n’était pas antérieur au VIIe siècle, et, s’il est difficile de trancher la question de son origine, on peut déceler dans son culte des influences variées : la Crète, on l’a vu, et la Thessalie qui donna au sanctuaire l’Amphictyonie qui l’administrait, mais aussi les royaume de Phrygie et de Lycie, généreux en offrandes, ou même peut-être encore Athènes et Sicyone, qui assistèrent l’Amphictyonie dans sa guerre sacrée contre Krissa.


Cette doctrine delphique paraît avoir dans un premier temps, comme l’indique la lecture de la Suite pythique, tenté d’imposer la prééminence de son dieu en éliminant la mémoire des autres divinités, puissances chtoniennes primitives. Même, on voulut leur associer un principe maléfique. Ainsi, nous le rappelons, le serpent, animal des roches, devint, comme bien des créatures mythiques nées de la Terre, le Mal dont le Bien doit triompher.


Les débuts du VIe siècle inaugurèrent à l’inverse un esprit syncrétique, une tendance réconciliatrice avec la religion de la Terre. Thémis, à qui le dieu aurait pacifiquement demandé la remise de l’oracle, semble même une création de cette tradition artificielle. Personnification des décrets divins que rendait l’oracle pythique, elle fut peut-être une tentative de donner un nom à une antique divinité delphique parèdre de Gaïa, sa mère, à qui elle était toujours associée.


Poséidon, en qui on reconnaitra le dieu primitif des eaux courantes, avait peut-être été lui-même le parèdre masculin de la Terre, dans ces montagnes riches en sources ; en une époque postérieure à Eschyle, qui indique, dans ses Euménides, que son culte était rejeté hors du sanctuaire, il recevrait un autel au sein même du temple d’Apollon, marque de leur réconciliation.


Quant à Athéna, figure pour laquelle Delphes se montra toujours complaisante, qui bénéficiait de son propre temple à la Marmaria, elle peut avoir servi, dans ce syncrétisme, à prendre le relais de Gaïa en devenant à son tour la parèdre de Poséidon, comme paraissent l’indiquer les épiclèses de Pronaïa et Pronaïos qui leur étaient respectivement attachés.


On ne saurait toutefois – il faut le noter – considérer que la transformation des Muses, divinités des sources, en déesses protectrices des chants et des arts fut le résultat de ce syncrétisme delphique : on en constate en effet déjà la tradition chez Homère et Hésiode.

Terminons enfin cette première partie sur deux réflexions, qui lui serviront de conclusion :


_ On a donc vu comment Delphes avait formulé cette doctrine religieuse nouvelle qui faisait d’Apollon le maître de Delphes et tendait à restaurer les anciens cultes chtoniens qu’on avait d’abord tenté d’effacer. Trop récente, cette doctrine religieuse delphique ne s’accordait pas toujours avec les anciennes légendes grecques. Il y avait donc à opérer une reformulation de la mythologie. On a vu que, si Euripide se rappelait encore de l’antagonisme d’Apollon et des puissances chtoniennes, Eschyle et Anthinoos de Corinthe s’étaient faits les relais des mythes iréniques du sanctuaire. Plus largement, au VIe siècle, le clergé chercha, dans une volonté impérialiste d’interventionnisme religieux, à se rattacher bien des cultes et sanctuaires au moyen d’une mythographie originale. Ce sera l’objet de la deuxième partie que de traiter de cette littérature delphique.


_ Aussi, cette doctrine n’était pas que religieuse. Outre d’établir le mode des rapports entre Apollon et les différentes divinités pythiques, il fallait encore charger le Dieu d’un idéal éthique nouveau. Ainsi, le VIe aurait à développer une doctrine morale, fondée d’abord sur la puissance cathartique d’Apollon, dont on a vu comment il était devenu dieu de la médecine à Delphes, mais aussi sur sa puissance bienfaitrice, ce Bien appelé à triompher du Mal. La notion de pureté, et donc de purification, comme la fête du septérion le célébrait, elle qui, nous le rappellons, commémorait le triomphe du Dieu sur le serpent et la purification de sa souillure dans la vallée du Tempé, deviendrait un élément central de cette éthique nouvelle.



Pour la seconde partie, cliquer ici

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